LIOTARD, "PEINTRE DE LA VÉRITÉ"



Vendredi 18 novembre 2022, sera proposé aux enchères à l'hôtel Drouot au cours d'une vente de Mobilier et Objets d'art - Tableaux, un portait de Jacob Tronchin, réalisé par le fameux portraitiste Jean-Etienne Liotard (1702-1789).
 























 

"Portrait de Jacob Tronchin" Jean-Étienne Liotard (1702- 1789)
Sanguine et crayon noir
24,2 x 17,8 cm
70 000 / 100 000 €

Provenance : Probablement par descendance dans la famille Tronchin jusqu'au milieu du XIXe siècle (porte une étiquette dactylographiée au dos du cadre : Propriété de Monsieur/Robert TRONCHIN-BESSINGE ) ; Collection privée, France

Littérature : A. de Herdt, Dessins de Liotard , expo, Genève, Musée d'art et d'histoire ; Paris, Musée du Louvre, 1992, p. 90, sous le no. 104, reproduit p. 190

Jean-Étienne Liotard (1702-1789) a construit son œuvre en marge des écoles et des tendances dominantes de son époque.
Né d’une famille protestante française exilée en Suisse, il se forme à Genève en tant que miniaturiste puis à Paris, pour s'imposer rapidement comme portraitiste des familles royales, de l’aristocratie de l’Europe entière et de la haute bourgeoisie genevoise.
Il adopte la technique du pastel, dont la mode fut certainement introduite à Paris en 1721 par l’italienne Rosalba Carriera, comme de nombreux portraitistes contemporains, dont Quentin de la Tour.
Mais le style de Liotard diffère profondément de ces derniers. Ses portraits témoignent d'une clarté d'observation quasi scientifique, plus évocatrice de la curiosité des Lumières que de l'artifice rococo. Il use d'un langage pictural extrêmement dépouillé qui se refuse à embellir ses modèles, tout en conservant un rendu exact, d’où le qualificatif de « peintre de la vérité » qui lui fut attribué.


LES TRONCHIN : UNE FAMILLE "MODÈLE" AU SIÈCLE DES LUMIÈRES
 
Ce portrait raffiné représente Jacob Tronchin, dont de nombreux membres de la famille ont posé pour Liotard. Nous en connaissons aujourd'hui 7, tous réalisés entre 1757 et 1761. Parmi ces « Tronchins et ces Tronchines », comme les appelait spirituellement Voltaire : François Tronchin (1704-1798), (The Cleveland Musuem of art), Madame Jean-Robert Tronchin (1672-1779) (The Art Institute of Chicago), Jean Tronchin (collection privée) et sa femme Anne Molènes (Musée du Louvre) au pastel. Il dessine également vers 1758 leurs deux fils, Jean-Robert Tronchin (1710-1793) et Jacob Tronchin (1717-1801), ainsi que la femme de ce dernier, née Marie Calandrini.

La famille Tronchin fut l’une des plus éminentes familles genevoises du XVIIe puis du XVIIIe siècle. Rémy Tronchin (1539-1609), protestant originaire de Troyes, s’établit à Genève après la Saint-Barthélémy. La famille Tronchin donnera à la République de Genève toute une lignée de magistrats, pasteurs, médecins et banquiers, dont la fortune ne cessera de s’accroître.

Oncle de Jacob, François Tronchin fut un richissime banquier dont la fortune devint la première de Genève. Son frère Jean-Robert, banquier à Lyon, lui recommande Voltaire en 1754, et François Tronchin lui servira de prête-nom pour acheter les Délices, à Saint-Jean, où le grand homme résidera. A partir de 1765, François Tronchin s’y installe. Il y réunit une des plus belles collections de peintures de l'époque que Liotard venait admirer et étudier.
 
  
François Tronchin (1704-1798), 1757, The Cleveland Musuem of art

Les liens d’amitié entre François Tronchin et Liotard sont établis dès le retour de Liotard à Genève. Un jeune Bâlois qui relate une visite chez François Tronchin le 1er février 1759 témoigne de l’intimité du peintre : « Le 1 février je fus de grand matin au Manêge, ensuite déjeuner chès M.Tronchin, j’y trouvais le fameux Liotard dans son habillement Turc, on parla peintures. ». Liotard exécute en 1757 le portrait du banquier (Cleveland Museum of Art) représenté dans son cabinet, arborant l'habit noir et la lourde perruque de la fonction officielle, mais surtout paraissant assis devant une table chargée d'instruments de mathématiques, de dessins, de papiers de musique, d'un livre relié, à proximité de l'un des joyaux de sa collection de peintures, "la jeune femme au lit" de Rembrandt.
 

Portrait de Madame François Tronchin, née Anne-Marie Fromaget (1713 ?-1788), en frileuse. 1758, Musée des Beaux-Arts, Genève
 
 
Le pastel frappa, par son « fini précieux » et son « effet admirable », les membres de la famille Tronchin. Peu après, Liotard fixait en 1758 les traits de l'épouse de François Tronchin, née Anne-Marie Fromaget (Genève, musée d’Art et d’Histoire), fille du directeur de la Compagnie des Indes. Liotard la représente en "frileuse", les mains dans un manchon de plumes couleur "ventre d'ibis", une cape de satin ivoire bordée de marte, nouée d'un ruban de même ton que le manchon.

Il livra peu après deux autres pastels. Il s'agissait des portraits, tout en retenue psychologique, du père et de la mère de Jacob Tronchin : Anne Tronchin, née Molènes et son époux Jean Tronchin (1672-1761), membre du Conseil des Deux- Cents, procureur général, puis conseiller d'État, soit l'un des bourgeois les plus influents de Genève. Sur leurs deux portraits, la mère et le père de Jacob Tronchin ne font preuve d'aucune ostentation, révélant par là même l'austérité qu'ils s'étaient imposée dans leur mode de vie.
 
 
Portrait de Jean Tronchin (1672, ?). 1759, collection particulière  Portrait de Madame Jean Tronchin, née Anne de Molesnes (1684-1767).1758, Musée du Louvre
 
Le portrait d'Anne Tronchin, unique pastel de Liotard conservé au Louvre, cherche à donner une image sans fard, mais avec une exceptionnelle acuité psychologique, de cette patricienne protestante réfugiée dans l'idéal calviniste. Avec délicatesse, le pastelliste joue du contraste entre la carnation parcheminée et la transparence de la pèlerine de dentelles noires à capuchon laissant apparaître et transparaître le bonnet tuyauté, la palatine de dentelles blanches et le haut bleu de la robe. Le regard tourné vers la droite, un léger sourire animant sa bouche, Anne Tronchin manifeste une bienveillance que Liotard a magnifiquement su saisir.

LE PORTRAIT DE JACOB TRONCHIN : L'ART ET LA MANIÉRE DE LIOTARD

C'est dans cette série de portraits familiaux que s'inscrit cette exceptionnelle représentation de Jacob Tronchin par Liotard.

Suivant les traces de son père, Jacob devient une figure éminente de la société genevoise, et siège quelque temps au Conseil des Deux-Cents avant de devenir lui-même conseiller d'Etat. Le génie de Liotard réside, encore une fois, dans sa capacité à atteindre une véracité dans le portrait du magistrat, la psychologie intérieure du modèle recevant autant de soin que sa ressemblance physique.

L'artiste apprécie le trait et les couleurs claires : le modèle apparaît en pleine lumière sur un fond uniforme, doté d'une forte expressivité et vêtu d'un costume qui souligne son rang social. L'attention est portée sur le visage, où un doux réseau de hachures à la craie rouge et noire marque avec douceur la topographie des traits du modèle révélée par la chute de la lumière.

La pose réfléchie mais formelle, avec des yeux regardant au loin, transmet une autorité calme empreinte d'intelligence, réservée et non dénuée d’humour. L'ensemble témoigne d'une sobriété d'un grand raffinement qui a tout le charme et la profondeur de la peinture hollandaise, dont l'artiste était un admirateur.

 

 
Portrait de Charles Benjamin de Langes de Montmirail, Baron de Lubières (recto)  Portrait de Charles Benjamin de Langes de Montmirail, Baron de Lubières (verso),
vers 1760. Getty Museum

La simplicité apparente de ce portrait repose sur une maîtrise technique de haut niveau et un regard artistique d'une rare acuité. En effet, s'il s'agit ici d'un dessin à la sanguine et au crayon, et non d'un pastel, c'est bien un portrait achevé, où le travail virtuose du trait se substitue à celui des aplats de couleurs.

Dans ses dessins au crayon, Liotard reléguait souvent ces derniers au verso de la feuille par l'application d'un lavis coloré sur les zones correspondant aux cheveux, à la chair et aux vêtements, jouant ainsi sur la transparence du support pour renforcer ces éléments sur la partie apparente. Cela visait à améliorer avec subtilité les variations de tons au recto de la feuille. S'il n'est pas possible de voir le verso de ce dessin, il est fort vraisemblable que Liotard a utilisé ici ce même dispositif technique. Liotard a très probablement développé cette pratique ingénieuse lors de sa formation de miniaturiste et d'émailleur, adaptant une technique assez courante dans la peinture miniature à ses portraits au crayon sur papier, d'une manière très innovante et efficace.

L'année suivant cette série de portraits, Liotard retourne à Vienne où il réalise aux trois crayons les portraits des onze enfants de Marie Thérèse (Genève, musée des beaux-Arts). Destinés à la collection personnelle de l'Impératrice, ils reprennent, comme dans ce portrait de Marie-Antoinette, archiduchesse d'Autriche et future reine de France (1755-1793), cette même technique empruntée à la miniature, ainsi que ce trait sobre mais délicat au service du "vrai".


 

Portrait de Maria Antonia (Marie-Antoinette), archiduchesse d'Autriche, future reine de France, filant une frivolité (1755-1793). 1762, Musée des Beaux-Arts de Genève


UNE OEUVRE DE FAMILLE
 
Jacob Tronchin acquit en 1764 la seigneurie de Bessinge, dont le territoire dominait la ville de Genève. Son portrait, ainsi que celui de sa femme, orne alors la Galerie de Bessinge, aux côtés d’œuvres d’art importantes, auxquelles s’adjoindront un grand nombre de tableaux issus des cabinets de François et Jean-Robert Tronchin. La majorité des portraits des Tronchin par Liotard est restée en possession de la famille jusqu'à ce que la lignée s'éteigne au milieu du XXe siècle, date à laquelle le domaine familial de Bessinge a été vendu.

Les beaux dessins à la craie de Liotard sont un aspect particulièrement personnel et exceptionnel de l’œuvre de cet artiste si singulier. Ce bel exemple représente non seulement un membre de l'une des familles les plus illustres de Genève, mais résume le talent, l'originalité et la virtuosité remarquables de Liotard, témoin de son siècle, dans l'art du portrait.


Informations pratiques : 
Vente aux enchères
Mobilier et Objet d'art
Mardi 18 novembre 2022
Hôtel Drouot

Date d’exposition sur rendez-vous :
Lundi 7 novembre au 10 novembre

Date d’exposition publique :
Mercredi 16 novembre
Jeudi 17 novembre

Information grand public :
paris@debaecque.fr